Je me souviens d'Henri Guillemin...
La dernière fois que j'ai eu le bonheur de voir et d'entendre
Henri Guillemin, c'était il y a trente ans, à Hénin-Beaumont,
petite cité du Douaisis pas encore tombée dans l'escarcelle
bleu marine, où il avait retracé pour nous la trajectoire,
littéraire et politique, de Georges Bernanos.
Au mitan des années 70, il était venu à Douai même,
à l'invitation de Roland Poquet, alors directeur
du Centre d'Animation Culturelle, évoquer "le désastre
de 1940", De Gaulle, la personnalité de Lénine,
et Victor Hugo, "ce crieur de Dieu dans la nuit"...
Mais ce soir là, sur le quai de la gare, c'est avec un mot
de Céline qu'il nous quittait : "Quand on n'a plus assez
de musique en soi pour faire danser la vie..."
J'avais, quinze ans plus tôt, en décembre 1968, fait sa connaissance
à Dunkerque, où, jeune professeur de lettres classiques
au lycée Jean-Bart de la ville, j'habitais alors : au public
du Centre Culturel de la Région Dunkerquoise, il avait dévoilé
"l'arrière-pensée de Jaurès".
Fondé par mon père en 1963, le CCRD avait accueilli déjà Guillemin
pour des conférences "sur" (mieux vaudrait dire "avec") Péguy et Zola.
Le très vif succès de ces rencontres l'avait incité à revenir ensuite
évoquer l'image de Victor Hugo, celle de Jeanne d'Arc - "sa" Jeanne,
par lui arrachée aux griffes de Dame Pernoud -, délivrer, de Tolstoï
enfin, une "biographie spirituelle".
A chaque passage l'hébergeraient nos amis Dhainaut,
Pierre, le poète, et Jacqueline, sa femme, qu'affectueusement,
dans ses lettres, il appelait "les gentils Dhainaut"...
Absent de France à cette époque, je n'avais malheureusement pu
assister à ces rendez-vous, toujours unanimement appréciés.
Mais je me souviens d'Henri Guillemin, et Georges Perec
ne m'en voudra pas, je pense, de lui emprunter ici
la fameuse anaphore d'un de ses plus beaux livres.
Je me souviens d'Henri Guillemin.
Je me souviens que ses lettres à mon père commençaient par "Ami".
Je me souviens, en 69, d'un Invité du dimanche, et, sous l'oeil
admiratif d'Alain Decaux, des échanges avec Henri Mitterand
sur l'Affaire Dreyfus.
Je me souviens qu'il avait invité dans l'émission Jacques Brel
et Françoise Mallet-Joris - et qu'il y avait aussi sur le plateau
le batteur Daniel Humair et son bassiste Henri Texier.
Je me souviens que Georges Pompidou, Normalien comme lui
pourtant, avait, depuis l'Elysée, donné instruction que ne s'exprimât plus,
désormais, sur les antennes de l'ORTF, "ce monsieur Guillemin
qui consacre son temps à fouiller les poubelles" (ça, ce n'était pas
de l'Eluard).
Je me souviens, bien des années plus tard, de son passage
chez Bernard Pivot ("Guillemets" ? "Apostrophes" ?).
Très imbibé, Jacques Laurent avait vomi derrière le décor.
Je me souviens de ses émissions à la Télévision Suisse Romande,
que des vacances familiales sur les rives du Léman nous avaient permis
de capter.
Je me souviens qu'il tenait en haute estime Jean Starobinski,
son collègue à Genève ("Staro, disait-il, on sait où il est").
Je me souviens, dans l'hiver douaisien, que sa toque de fourrure
le faisait étonnamment ressembler à Rousseau en costume arménien.
Et qu'il avait, à huit heures du matin, fait le cadeau à mes élèves
de Première, avant de reprendre son train, d'une éblouissante causerie
- sans la moindre note - sur Jean-Jacques.
Je me souviens de la bande, à tous égards magnétique, sur laquelle
avait été enregistré son "topo" sur Zola.
Je me souviens que le documentaliste de notre lycée l'avait, à l'aide
de "diapos", transformée, selon la formule, en "montage audio-visuel".
Je me souviens des discussions avec mes collègues d'Histoire
sur ses Nationalistes et Nationaux.
Je me souviens qu'à l'Hôtel du Grand Cerf, rue de Bellain à Douai,
après deux heures de conférence, il était encore intarissable.
Qu'il nous avait rapporté l'apostrophe, au retour de Venise,
du Général à Gaston Palewski, dont il connaissait le goût
pour les dames : "Alors, Palewski, toujours en gondole ?"
- et qu'il partageait, lui, la passion de François Mitterrand
pour les arbres.
Je me souviens de la visite que lui avait rendue en Bourgogne
Jérôme Garcin, et comment celui-ci raconte, en 1992, dans sa
Littérature vagabonde, combien, à cette occasion, Guillemin
pestait contre Jean-Paul II.
Je me souviens que ma mère l'aimait beaucoup - et qu'il m'avait,
très « vieil archicube », dédicacé sa Présentation des Rougon-Macquart.
Je me souviens de cette voix un peu métallique, reconnaissable
aux premiers mots, de cette diction entraînante, mâtinée
d'un léger accent, que je retrouverais un peu, à Paris,
chez un excellent camarade, natif, comme lui, du Mâconnais.
Je me souviens de ce visage un peu émacié, qu'éclairait parfois
un sourire - et que ce réputé "démolisseur" (oui, de légendes)
était une belle personne, un homme fidèle, et un être rare.